« Créer une boîte à fictions » Entretien avec la metteuse en scène Noëmie Ksicova
NZ – Peux-tu te présenter, en quelques mots, et nous raconter ce que tu fais ?
NK – Je suis metteuse en scène, j’écris aussi, mais de manière qui n’est jamais dissociée au plateau. Je n’écris pas sur une thématique, mais plutôt à partir de questions, parfois d’histoires qui s’imposent à moi et qui font écho à des problématiques souvent vertigineuses que je traverse dans ma vie. Pour moi, le plateau est l’espace de questions qu’une fiction permet de déployer et de poser dans un espace collectif qui est celui du théâtre. Le plateau n’est pas un espace d’affirmation, mais de mise en commun.
NZ – On dirait que ta conception du plateau s’apparente au dispositif de la maïeutique ; tu fais accoucher des questions au lieu de donner des réponses. Et cela m’engage à te poser ma deuxième question : qu’est-ce que représente, pour toi, le fait de travailler avec des élèves ?
NK – Ce qui m’intéresse effectivement, c’est de poser un regard que je pourrais qualifier de biais, chercher les points aveugles et le faire avec de jeunes artistes qui s’apprêtent à entrer dans la vie professionnelle, c’est tellement stimulant. Nous sommes aujourd’hui aux prémices du travail et je vois déjà comment réfléchir avec iels, me questionner avec iels, leurs regards sur le monde qu’iels habitent est passionnant, parfois vertigineux aussi. Nous ne sommes pas de la même génération et nos points aveugles ne sont pas forcément les mêmes donc j’apprends aussi beaucoup. Des questions, je m’en pose sans fin, avec les moyens qui sont les miens. Et elles se prolongent au plateau qui les transforme. Pour moi, c’est plus simple de réfléchir par le biais de la fiction. Il y a aussi les contraintes extérieures : habituellement, j’ai un temps très long pour rêver un spectacle, là c’est quelques mois avec des créateurices, des acteurices que je découvre qui ont chacun.e leurs univers que nous devons mettre en commun pour raconter cette histoire qui pose des questions complexes. Et la gageure, est de ne pas simplifier ou lisser au contraire garder l’âpreté et les différentes zones de gris que pose cette histoire.
NZ – Est-ce que tu peux nous parler, plus particulièrement, du projet que tu comptes proposer et de ton intuition de départ pour cette création ?
NK – Je suis partie d’une œuvre de Béla Tarr qui raconte l’histoire d’un cirque itinérant dont on dit qu’il sèmerait le chaos dans les villes où il s’arrêterait. Son attraction majeure est une immense carcasse de baleine. Il y aurait aussi dans ce cirque une figure que personne n’a jamais vu qu’on appelle le Prince et qui par ses paroles hypnotiserait les foules. Nous sommes dans un monde que nous pressentons pré-apocalyptique ou peut-être même déjà post-apocalyptique? En tout cas, il s’agit d’un moment de bascule. Et il y a le personnage de János Valuska, qui ressemble un peu au Prince Mychkine dans L’Idiot de Dostoïevski, il est naïf mais ce n’est pas pour autant un imbécile. C’est même le contraire, il manifeste la voix poétique. Dans ce texte, il y a aussi un fort enjeu politique. Il a été écrit à l’époque de la Chute du mur et il pose, au fond, cette question : Comment échapper à la menace d’un chaos qui plane de manière presque inéluctable quand les individus s’agrègent les uns aux autres ? De quels ressorts disposons-nous pour éviter la destruction généralisée ?
Le constat est très sombre ; il y a seulement quelques mois, je n’aurais pas eu le désir de travailler à partir de ce roman qui est circonscrit dans une époque très spécifique mais les échos sont devenus tels avec ce que nous traversons aujourd’hui qu’il est revenu à moi de manière impérieuse comme une injonction à se confronter aux questions vertigineuses qu’il pose. Je ressens, aujourd’hui, de manière très vive, une menace totalitaire qui pèse sur la démocratie et dont je n’avais jamais pensé auparavant que nous pourrions, un jour, la vivre. Et pour moi le plateau d’un théâtre est l’un des derniers espaces où la réflexion peut être mise en commun, c’est le lieu de « partage du sensible », pour paraphraser Jacques Rancière. La question d’une potentialité du totalitarisme se pose de manière vraiment concrète aujourd’hui et, ce qui est passionnant, c’est de la creuser avec les créateurices de demain.
Propos recueillis par Najate Zouggari, TnS – le 28 mars 2025