Défricher de nouveaux territoires de théâtre

Peux-tu nous raconter ton parcours de théâtre ?
Je suis originaire d’un petit village du sud de la France et issu d'une famille de la classe moyenne, pas du tout tournée vers la culture, le spectacle vivant et tout ça. Mais, il se trouve que j'avais une grande sœur qui suivait des cours de théâtre. Moi, à la base, je pratiquais le tennis en sport-études, puis j'ai été blessé et j'ai dû tout arrêter. C'est à cause de la dépression qui s’en est suivie que j'ai démarré le théâtre. En fait, c'est ma sœur qui m'a traîné à un cours.
J'ai donc commencé le théâtre assez tard, vers 18-19 ans. Mais, tout de suite, ça m'a passionné. Après avoir débuté dans un petit cours, je suis rentré au conservatoire de Montpellier. En classe d'initiation, avec deux ateliers par semaine, et je faisais des études d'histoire, en parallèle. À un moment donné, j'ai décidé de passer les concours. Il y avait une école dont on parlait beaucoup à l'époque et qui démarrait à peine, c'était la formation du Théâtre National de Bretagne. On entendait beaucoup parler de la première promotion, les Lucioles. Alors, j’ai décidé de passer le concours d’entrée au TNB, au Conservatoire et au TnS. La première école qui m’a retenu, c’était celle du TNB et j'ai fait Rennes. J'ai passé trois ans là-bas. Et c’était très différent du milieu où j’avais grandi : un gros théâtre, une école à l’intérieur d’un théâtre ... Le fait de travailler aujourd’hui au TnS me ramène vraiment à mon propre parcours.
Il y avait une école dont on parlait beaucoup à l'époque et qui démarrait à peine, c'était la formation du Théâtre National de Bretagne.
Quand je suis arrivé à Rennes, je me souviens du premier atelier qu’on a fait. On était restés pendant une quinzaine de jours à la table, j’ai failli arrêter complètement le théâtre. Il y avait une grosse différence entre ce que j’avais projeté et la réalité du théâtre, de sa pédagogie. J’essaie de me souvenir de cela parce que les jeunes qui entrent dans les écoles viennent de tous horizons ... Moi, à l’époque, je ne connaissais pas tous les grands noms du théâtre, tous les metteurs en scène. J’ai appris sur le tas, comme on dit.
Et, pendant mes études, j’ai fait des grandes rencontres. Parce que, comme au TnS, il y avait des spectacles, la présence des metteur·ses en scène de la programmation et de nombreuses occasions pour les élèves de nouer des contacts. Après Rennes, je suis allé à Paris, et j'ai retrouvé un metteur en scène ukrainien avec lequel j’avais travaillé à l'école. J'ai aussi fait plein de petits boulots. Quand je suis allé en Ukraine pour rejoindre le metteur en scène, je ne savais pas combien de temps j’allais rester, et finalement j’ai passé quasiment un an là-bas. Je me suis trouvé dans un milieu professionnel et dans une langue que je ne connaissais pas, mais j’ai côtoyé des artistes incroyables. Je gagnais 20 $ par mois, c'était 11 ans après la Chute du mur. J'ai travaillé aussi avec une troupe hongroise.

Tu ne parlais pas l’ukrainien, ni le hongrois, comment pouvais-tu travailler sans parler la langue ?
C’est une bonne question ! Ce qui est le plus fou, c’est que je les ai revus à Paris, et lorsqu’on s’est revus, on s’est rappelé que moi, je ne parlais pas hongrois et qu’eux, ne parlaient pas anglais ! J’avais appris un peu de russe sur le tas... Mais la communication passait par autre chose que la langue.
La singularité, c’est ce qui intéresse les gens. C’est ce que je dis aux élèves ici, quand on va là où on a envie d’aller, on finit par rencontrer les bonnes personnes pour nous.
J’ai souvenir de plein de conversations, alors que nous n’avions pas de langue commune ! J'ai passé des semaines et des semaines, des mois entiers avec ces gens-là, et nous ne parlions pas la même langue. On répétait des jours entiers. En fait, il y a quand même des œuvres communes, par exemple, quand on a travaillé Les trois sœurs de Tchekhov. Comme je connais le texte, ça passe, ça passe par le plateau. Et j’ai beaucoup appris avec ce groupe parce qu’ils avaient l’habitude de répéter peu et de jouer énormément la pièce. C'est une logique de répertoire : ils vont la jouer un an, deux ans, trois ans, quatre ans après. Venant de la France, cette manière de faire était inhabituelle. Les ateliers qu'on faisait à Rennes, en gros, à l'époque, on avait deux mois de répétition. Alors que là-bas, pas du tout, il fallait tout de suite être efficace, c’était vraiment une autre manière de travailler. Et puis, il y a d’excellents artistes là-bas. Du coup, ils m'ont tiré vers le haut en fait. Même si c'était assez inconfortable, ça m'a beaucoup appris.
Après, je suis rentré en France, et il y avait toujours une inquiétude qui planait parce que mes potes me disaient “déjà qu’on ne te connait pas en France, et si en plus tu vas travailler en Ukraine !”. Mais, en fait, j’ai toujours trouvé du travail : le passage par l’Ukraine s’est révélé être un atout. La singularité, c’est ce qui intéresse les gens. C’est ce que je dis aux élèves ici, quand on va là où on a envie d’aller, on finit par rencontrer les bonnes personnes pour nous. Il faut enlever la peur. La sortie de l’école, c’est peut-être un saut vers l’inconnu, mais c’est aussi ce qui permet d’exercer sa liberté et de trouver son propre chemin.

Ce qui m’impressionne, c’est la façon dont tu t’es lancé dans ces projets … Je ne sais pas si j’aurais osé travailler dans un pays dont je ne parle absolument pas langue.
En fait, moi j’ai toujours eu une espèce de sentiment d’imposture, quand j’étais plus jeune … L’impression de ne pas être à ma place et d’avoir réussi grâce à un coup de chance. Et ce syndrome de l’imposteur, c’est ce qui fait que tu vas oser. Tu n’as rien à perdre, en fait !
Je n’arrive pas à me dire que j'ai ma place acquise à un endroit. C’est aussi ce qui fait que le voyage occupe une place importante dans mon parcours. Je me suis retrouvé, quand même, avec des compagnies à vraiment faire le tour du monde. C’est ma vie depuis dix ans. Le voyage et le théâtre ensemble. Peut-être est-ce dû à des hasards, je ne sais pas.
En tout cas, après ma période en Ukraine, je reviens en France et je rencontre une jeune metteuse en scène, Irène Bonnaud, avec qui j'ai fait six ou sept spectacles. J'ai toujours eu des fidélités avec les metteuses et les metteurs en scène avec qui je travaille. En gros, j'en ai eu trois, et il et elles correspondent à trois blocs importants dans mon parcours. Il y a eu d'abord Irène Bonnaud, comme je disais, qui m'a permis de jouer avec des anciens du TnS, comme François Chattot, qui était à l'époque directeur du CDN de Dijon. Alors, je suis rentré dans la vie d'un théâtre, de manière assez forte, puisque Irène Bonnaud était artiste associée. Elle m'a fait découvrir des auteurs, des autrices, ça a été comme ça pendant sept ans, enfin sept spectacles ensemble. Irène [Bonnaud], aussi, elle m’a fait confiance, elle me soutenait pour des premiers rôles, face à des directeurs qui ne me connaissaient pas.
On avait la volonté d'écrire quelque chose de l'histoire du théâtre, on était très ambitieux, ce qui ne voulait pas dire qu’on se pensait meilleurs que les autres.
Après, j'ai travaillé avec pendant dix ans avec Vincent Macaigne. On s'est rencontrés en Italie, dans un programme que l’on a tous les deux quitté, avant de vadrouiller à travers le pays. Nous sommes devenus très amis. Avec Vincent, j’ai rejoint un petit groupe qui explorait à fond le théâtre. On avait l’envie d’écrire l’histoire du théâtre. Au début, on faisait vraiment nos trucs dans des garages, on préparait les spectacles, comme ça.
On avait tous le statut d’intermittents et donc, c'est ce que l'intermittence permettait aussi. Les trous nous permettaient de tourner, on travaillait énormément et avec peu de moyens. Vincent [Macaigne], c'est un bourreau de travail. À l'époque, il y avait le festival Berthier et tout le monde répétait assez peu finalement, une ou deux semaines, parce qu’il y avait 2000 euros de budget. Sauf que nous, on travaillait deux mois. Et c’est comme ça qu’on a eu, on va dire, les premiers succès : avec beaucoup de travail. Le travail de Vincent [Macaigne] a été très fondateur pour moi, la vision du théâtre, et c’est aussi ce que j'essaye de transmettre aux élèves ici.
On avait la volonté d'écrire quelque chose de l'histoire du théâtre, on était très ambitieux, ce qui ne voulait pas dire qu’on se pensait meilleurs que les autres. L’époque était particulière, fermée à la jeunesse. Un Julien Gosselin, directeur de l’Odéon, à mon époque, c’était inenvisageable. Il y avait quand même deux grosses compagnies qui carburaient dans cette génération, celle de Vincent Macaigne et celle de Sylvain Creuzevault. On se connaissait, on avançait, mais on avait assez peu d’opportunités. Et à un moment, les portes se sont ouvertes, il y a eu l’envie de produire la jeunesse dans les gros théâtres.
Avant ce moment de bascule, il y avait la directrice de Chaillot qui, à l’époque, nous avait ouvert ses portes de manière vraiment sincère. Elle était venue à la générale de la première version d’Idiot !, sans pouvoir savoir que ça allait remporter un grand succès. Et au sortir de la générale, elle nous avait déjà dit : “vous êtes bienvenus pour votre prochaine création”. C'était une marque de confiance très précieuse, mais à l'époque, tout de même Chaillot était très tourné vers la danse déjà. Il y avait du théâtre, mais c'était assez marginal, on n’était pas à l'Odéon ou à La Colline.
Et après une dizaine d’années, j'ai décidé d'arrêter de travailler avec Vincent, parce que j'avais besoin de me régénérer en tant qu'acteur. Je suis parti à Berlin. J'ai écrit une pièce là-bas, je l'ai montée en France après, jouée dans un squat à Paris, puis à Dijon à Théâtre en mai. Donc j'ai un peu écrit et fait de la mise en scène. Après, je suis revenu au théâtre en tant qu’acteur.

Comment as-tu rencontré Caroline Guiela Nguyen ?
Caroline, je l’ai rencontré grâce à ma femme, Adeline [Guillot], qui était dans la même promo à l’école du TnS. C’était à l’époque où je travaillais avec Vincent [Macaigne]. Un jour elle me propose un projet parce qu’elle a une petite enveloppe pour faire un labo aux Subsistances, à Lyon.
C'est une forme avec deux interprètes, juste une actrice et un acteur. Elle venait de perdre son père et voulait travailler autour de ce sujet. On s'est retrouvé avec Chloé [Catrin] et on a travaillé. C'était en fin de saison, j'étais un peu crevé, je sortais d'une saison avec Vincent [Macaigne] mais je me suis dit “pourquoi pas”. Elle commençait à écrire. C'est-ce qu'on appelait “l'écriture de plateau”, mais elle écrivait des petits bouts, comme ça, et elle nous les donnait pour les placer dans les improvisations. Et moi, j'ai adoré sa manière de travailler, j'ai adoré sa vision. En fait, j’y ai vu beaucoup de talent, tout de suite. Je l'ai poussée, j'ai dit “écris-moi encore plus de petits bouts de papier comme ça dans les impro”. Et voilà !
Après, la rencontre avec Caroline, c'est une rencontre humaine forte et aussi, surtout, une rencontre artistique très importante. Il y a des gens comme ça qu'on rencontre, et soudain, c'est comme si on comprenait tout. Comme si on avait le même langage. Pourtant, elle n’était pas mon amie, je ne la connaissais pas tant, mais je comprenais tout ce qu'elle me disait. Je voyais aussi un potentiel très, très fort, un territoire de théâtre que je n'avais pas encore connu. Tu vois, avec Vincent [Macaigne], avec l’Ukraine, c’était pareil : à chaque fois, des territoires de théâtre différents. Des territoires inconnus, mais familiers.
Je voyais aussi un potentiel très, très fort, un territoire de théâtre que je n'avais pas encore connu.
Tu résonnais avec leurs mondes artistiques ...
Oui, et ce travail avec Caroline [Guiela Nguyen] est devenu le spectacle Le Chagrin, qu'on a fait à la Colline plus tard, mais c'était une première version de dix minutes pour un petit festival. Ce qui a joué aussi, je pense, c'est Anne-Françoise Benhamou qui est venu voir cette forme et qui a dit à Caro : “cet acteur, ne le lâche pas, il comprend tout ton univers”. Et depuis, on n’a pas cessé de travailler ensemble. On s’est retrouvés sur plusieurs terrains, notamment un certain rapport de la langue au théâtre. Moi, j’avais toujours eu ce complexe, comme si en devenant un acteur professionnel, il fallait gommer toutes les aspérités, perdre les accents, etc. Quand je suis arrivé à Rennes, par exemple, on m'a donné des cours pour perdre mon accent du sud de la France, et puis j'avais aussi un truc dans la bouche, une particularité dans le langage, qu’il a fallu aussi que je gomme.
C'est toujours plus intéressant d'aller fouiller de ce côté-là, du côté des choses qui nous touchent.
Caroline, au contraire, elle est allée chercher ces personnalités qui ont un rapport au langage très singulier. Elle a ouvert tout ce paysage-là. Et moi, c’est ce qui m’a permis de tenir dans le théâtre. Je ne suis pas sûr que je serais resté dans le milieu, sans cela. J’avais besoin d’un théâtre qui ouvre sur une humanité et des rencontres très fortes.
Pour SAIGON, par exemple, on a noué des liens très forts avec les acteur·rices vietnamien·nes, qui font partie de notre vie aujourd'hui. On a fait la première répétition en 2016. Et on le jouait là encore, en 2024, en 2025, tu vois, et on va encore le jouer la saison prochaine. Clairement, c'est le spectacle qui a bouleversé nos vies. Aussi parce qu’on a vécu le succès avec ce spectacle-là, à Avignon.
Mais le vrai moteur du travail avec Caroline, c'est la passion de la fiction. C’est aussi pour cela qu’on aime tant le cinéma américain, les séries, etc. Moi, j'essaye de décomplexer les élèves quand ils rentrent à l'école : s’ils n’ont pas toutes les références de théâtre, ce n’est pas grave, l’école est là pour leur apprendre. L’univers artistique de Caroline, il a cette générosité-là dans le fait qu’il nous permet de dire et d’assumer nos goûts.
Parce que, souvent, on peut avoir un peu honte de ses goûts. Il y a toujours cet horizon du “bon goût”. C'est cette catégorie de musique qui est cool, ce type de références-là qui est valable. Et puis, il y a des musiques qu'on aime un peu en cachette, parce qu’elles sont de l'ordre de la variété. Et pourtant, ces choses que l’on cache et que l’on aime, elles nous touchent. Moi, je préfère qu’on me parle de ce qui touche. Bien sûr, ce que fait Jack White des White Stripes, c'est génial, et c'est toujours plus cool de dire, je préfère Jack White à Mike Brant. Pourtant, pour moi, Mike Brant est spécial parce que ma mère l’adorait et même si ses chansons ne sont pas terribles, elles me rappellent ma mère et ça me touche beaucoup. C'est toujours plus intéressant d'aller fouiller de ce côté-là, du côté des choses qui nous touchent.
Pour rester dans la musique, une fois, dans le cadre des “Cartes postales”, j’ai donné un morceau de rap que j’adorais aux élèves. Et je voyais bien qu’elles et eux trouvaient cette musique un peu gênante, de mauvais goût. J’étais un peu honteux ! Mais ça a été l’occasion d’échanger là-dessus. En fait, moi je pense qu’il faut se méfier du bon goût. Pas seulement dans la création, aussi dans le recrutement : il y a des jeunes artistes qui vont proposer des choses qui peuvent paraître désuètes ou pas légitimes, mais qui vont en fait révéler leur personnalité de manière très forte. Eh bien, moi, je vais être attentif à ça, parce que dans le recrutement des élèves, ce n’est pas une histoire de niveau. C’est une histoire de potentiel artistique qui ne se mesure pas à l’aune de la culture légitime.
Après, dans cette école, on s’inscrit dans une histoire et je trouve cela très important pour nos élèves d’avoir conscience de cette histoire pour en prendre pleinement part.
C’est sûr, on recrute différemment de la façon dont on recrutait il y a vingt ans et les élèves viennent de plein d’endroits différents, mais c’est toujours leur école. Je suis particulièrement attentif aux ultramarins parce que j’ai vécu à la Réunion et mon père a vécu en Guadeloupe. Il ne faut pas que la distance géographique soit un frein pour accéder aux écoles nationales supérieures. C’est super de voir des élèves qui viennent d’Haïti, de la Guyane, etc. et d’affirmer qu’ils et elles ont leur place, qu’ils et elles s'inscrivent de plein droit dans ce paysage, dans l'histoire de cette école.
Propos recueillis le 09 septembre 2025 par Najate Zouggari, au TnS.
